IV

« Bien entendu, dit Robert Anselm, sardonique, c’est sauvés du miracle des Machines sauvages. Pas sauvés face aux trois légions wisigothes qui campent devant Dijon ! »

Presque une heure s’était écoulée dans la salle supérieure de la tour de la compagnie. De nouveaux chefs de lance entraient à chaque minute, rejoints par les chevaliers bourguignons et les centeniers. Et Henri Brant et Wat Rodway à eux deux produisirent une liqueur spiritueuse qui ne ressemblait à rien de terrestre, mais dont la chaleur mordait la langue, le gosier et le ventre. Les réjouissances débridées gagnèrent les hommes des deux étages inférieurs : Cendres entendait le tumulte se déchaîner en bas.

« La trêve tient toujours. Je vous l’ai dit. Nous commençons à riposter, maintenant, et nous n’arrêterons plus tant que nous ne serons pas arrivés à Carthage. »

C’était une déclaration largement conçue pour une consommation publique : pour Jussey, Lacombe, Loyecte, La Marche. Nettoyée et affublée d’un haut-de-chausses d’emprunt, Cendres se tenait parmi ses hommes et buvait en leur compagnie, sans rien ressentir d’autre que de l’engourdissement.

Les réjouissances battaient leur plein. Le vacarme enfla. Visage rubicond, Euen Huw et Geraint ab Morgan s’apostrophaient joyeusement dans un gallois triomphal. Angelotti et la moitié de ses maîtres artilleurs se serraient plus près du feu, leurs chopes de cuir remplies. On réclama Caracci et son pipeau. Baldina et Ludmilla Rostovnaya se lancèrent dans un concours de boisson.

Pour eux, Godfrey est mort il y a trois mois.

Cendres toucha le bras de Robert Anselm. « Je serai à Saint-Étienne. »

Il fronça les sourcils, mais hocha la tête en assentiment, trop occupé à faire la fête avec deux femmes de l’intendance.

Une fois sortie de la tour, le froid provoqua en elle un grelottement incoercible. Elle serra un manteau et un capuchon contre sa cotte et avança, tête baissée, épaules voûtées, à une allure assez rapide pour que les hommes d’escorte, qui avaient été modérément au chaud en salle de garde, sacrent entre eux à voix basse. Du verglas couvrait les pavés ; elle faillit tomber quatre fois avant d’atteindre l’abbaye.

Une lumière jaune brillait avec chaleur par les hautes fenêtres en ogive. Alors qu’elle entrait, les cloches se mirent à sonner laudes[56]. Elle s’agenouilla au fond, les hommes d’armes se serrant autour d’elle, tandis que les moines entraient à la file dans la chapelle principale pour chanter l’office.

Tu m’as traitée de païenne, se dit-elle, apostrophant mentalement Godfrey Maximillian. Tu as raison. Tout ceci ne signifie rien pour moi !

Elle se surprit à attendre sa réponse.

L’office terminé, elle se dirigea vers la demeure de l’abbé.

« Pas la peine de déranger sa révérence, dit-elle à un diacre à qui cette idée ne semblait guère être venue. Je connais le chemin. Si vous avez de quoi manger à l’aumônerie, mes hommes en seront reconnaissants.

— C’est réservé aux pauvres. Vous autres soldats avez déjà les meilleures rations. »

Un des hommes de Ludmilla Rostovnaya grommela : « Parce que nous les gardons en vie ! » et se tut devant le regard noir de Cendres.

« J’en ai juste pour quelques minutes. »

En gravissant l’escalier, elle ne se demanda pas pourquoi elle était venue. Dès que le moine en faction à l’extérieur de la pièce lui donna une lampe à emporter à l’intérieur, et qu’elle vit le visage de la Faris dans la lumière, elle sut ce qu’elle venait faire.

La Faris se tenait près de la fenêtre. Les étoiles du nord tournoyaient dans le ciel derrière elle. Dans la lumière dorée, son visage semblait las, tendu mais soulagé.

Ni Violante ni Adelize ne dormaient. L’enfant semblait chercher à apaiser la femme, comme s’il y avait eu une crise. Le rat pie galopa sur la pile de couvertures, se dressa sur ses pattes de derrière, moustaches frémissantes, et huma l’air glacé qui entra avec Cendres.

Celle-ci poussa la porte pour la refermer derrière elle.

L’engourdissement dans sa tête semblait plus froid que l’hiver au-dehors.

« Ma voix a disparu. Il n’y a plus de machina rei militaris. Comme si une explosion, dans ma tête… » La Faris s’avança dans la pièce. Les planches grincèrent sous ses pas. Sa démarche était hésitante. « Tu l’as entendue, toi aussi.

— C’est moi qui ai donné l’ordre. »

La Wisigothe fit une grimace. Elle porta la main à sa tête. Cendres vit naître la compréhension.

« Ton confesseur. Le père Maximillian. »

Cendres baissa les yeux. Elle approcha de sa mère assise dans les couvertures de quelques pas supplémentaires. Elle ne la toucha pas, mais elle s’accroupit et tendit les doigts vers le rat pie. Il se dressa sur ses pattes arrière et lécha, deux fois, très vite, ses doigts.

« Salut, Lèche-doigts. On reconnaît bien les garçons, pas vrai ? Des couilles aussi grosses que des noisettes. » Le ton de sa voix changea. « J’ai perdu mon ami », dit-elle.

La Faris vint s’agenouiller sur les couvertures à côté d’elle, passant le bras autour de Violante. Le corps maigre de l’enfant grelottait. « J’ai cru que j’étais en train de mourir. Et puis… le silence. Le calme, la bénédiction du calme. »

Le rat aux taches marron et blanches étira son corps pour flairer Adelize. Elle quitta le rat des yeux et jeta un regard effrayé à sa fille, la Faris.

« Je lui ai fait peur, je crois. » La Faris regarda Cendres en face. « C’est terminé, n’est-ce pas ?

— Oui. Oh, la guerre n’est pas finie. » Cendres lança un coup de tête vers le ciel de la nuit, derrière la fenêtre. « Nous pourrions être mortes demain. Mais à moins que quelqu’un ne construise un nouveau Golem de pierre avant que les armées de la Chrétienté n’arrivent à Carthage, c’est terminé. Les Machines sauvages ne peuvent plus rien faire avec toi. Elles ne peuvent pas t’atteindre. »

La Faris s’appuya la tête dans les mains. Des cheveux d’argent coupés tombèrent sur son front. D’une voix étouffée, elle dit : « Peu m’importe comment cela s’est fait. Je regrette pour ton ami. Je ne le connaissais que par sa voix. Mais peu m’importe comment cela s’est fait. J’en remercie Dieu. »

Elle se redressa. Ses traits familiers, à la lumière de la lampe, sont brouillés de larmes, aussi incongrues sur ce visage que de l’eau sur une lame de couteau.

Il fallait que ce soit moi qui t’apporte la nouvelle, comprit Cendres.

Je devais te voir comprendre que Florian n’avait plus de raison, désormais, de te faire tuer. Et toutes les raisons utiles de te conserver en vie.

« Tu ne risques plus rien », dit Cendres. Et à Adelize, et à Violante, elle répéta : « Vous ne risquez plus rien. »

L’enfant la regarda sans comprendre. Adelize, rassurée, saisit le rat et se mit à le caresser.

« Enfin. Quand je dis que vous ne risquez rien. En dehors du fait qu’il y a une guerre en cours. » Cendres eut un sourire torve.

« En dehors de ça », reprit la Faris en écho. Elle sourit. « C’est terminé. Mon Dieu. Je ne sais toujours pas ce que tu fais avec mon visage.

— Il me va mieux. »

La Wisigothe éclata de rire, comme si le rire l’avait saisie par surprise.

Une voix froide, très délibérée et multiple, déclara dans la tête de Cendres :

« LE VISAGE N’A AUCUNE IMPORTANCE. SEULE COMPTE LA LIGNÉE.

— Conneries », répliqua Cendres par réflexe, et elle se figea. Une décharge de nausée la traversa, plongea de son ventre jusque dans ses entrailles. Prise de vertige, elle dit : « Non…

— SEULE COMPTE LA SÉLECTION SECRÈTE.

— Non ! » Sa protestation est pleine d’une indignation aiguë.

« CERTAINES POSSÈDENT LA QUALITÉ DONT NOUS AVONS BESOIN. D’AUTRES NON.

— Godfrey ! »

Rien.

Dans la région de son esprit qui est partagée, qui était engourdie, seules résonnent les voix des Machines sauvages… comme le marmonnement d’un tonnerre ; d’abord lointain, et maintenant parfaitement distinct.

« … D’AUTRES NON. ET CERTAINES POSSÈDENT DAVANTAGE.

— Il n’a pas réussi. Non. Non. J’ai senti mourir la machine. Il n’aurait pas tout détruit ? »

Cendres prit conscience que la Faris lui secouait le bras. La Wisigothe la considérait avec inquiétude.

« De quoi parles-tu ? demanda la Faris. À qui t’adresses-tu ? »

Les voix des Machines sauvages s’exprimaient dans la tête de Cendres :

« NOUS N’AURIONS PAS PU ACCOMPLIR CECI AVEC LA FARIS…

—… IL LUI FALLAIT LA MACHINA REI MILITARIS…

— DISPARUE, MAINTENANT. DISPARUE !

— MAIS AVEC TOI…

—… AH, AVEC TOI !

—… NOUS LE SAVONS DEPUIS QUE TU ES VENUE À NOUS.

— QUE TU AS PARLÉ À LA MACHINA TANDIS QUE TU ÉTAIS PARMI NOUS.

— QUE TU AS APPELÉ DANS LE DÉSERT AU SUD, PRESQUE À NOTRE CONTACT !

—… QUE TU AS ÉTABLI UN LIEN DIRECT AVEC NOUS…

—… AVEC TOI, NOUS N’AVONS PAS BESOIN DE LA MACHINA REI MILITARIS.

— NOUS AVONS SEULEMENT BESOIN DE LA MORT DE CELLE QUI EST DU SANG DUCAL ! »

« Tu ne les entends pas ? s’écria Cendres.

— Les entendre ? répéta la Faris.

— Les machines ! Ces saloperies de machines ! Mais tu n’entends donc pas…

—… NOUS. NOUS QUI T’AVONS ENTENDUE PARLER AU GOLEM ORDINATEUR, QUAND TU AS CHEVAUCHÉ PARMI NOUS, DANS LE SUD…

—… QUAND TU NOUS AS PARLÉ.

— NOUS N’AVIONS NUL BESOIN DE TOI, ALORS.

— NOUS AVIONS NOTRE AUTRE ENFANT.

— MAIS NOUS SAVIONS QUE SI ELLE FAILLISSAIT… NOUS POURRIONS T’ATTEINDRE…

—… TE PARLER…

— TE CONTRAINDRE, COMME NOUS L’AURIONS CONTRAINTE…

— DÈS QUE NOS ARMÉES AURONT TUÉ LA DUCHESSE FLORIA, NOUS POURRONS LANCER NOTRE DERNIÈRE ÉTAPE. »

Assourdie, horrifiée, Cendres se mit à répéter à voix haute le discours qui tonnait dans sa tête :

« Alors, nous changerons la réalité pour que l’humanité n’existe plus, qu’elle n’ait jamais existé au-delà d’un point situé il y a dix mille ans. Il n’y aura jamais eu que la conscience des machines, à travers toute l’histoire qui a existé et toute l’histoire qui sera… »

La Faris l’interrompit : « De quoi parles-tu ? »

Agenouillée sur des couvertures élimées, dans une salle à l’étage que ne réchauffe aucun feu, aux petites heures lasses d’un matin d’hiver, Cendres scruta le visage de la femme agenouillée à côté d’elle. Le même visage, les mêmes yeux, le même corps. Mais pas le même esprit.

Cendres regarda fixement la Faris. « Tu n’entends pas.

— ELLE AVAIT BESOIN DU GOLEM ORDINATEUR. TA SŒUR N’ENTEND PLUS NOS VOIX. »

Les lèvres sèches, Cendres enchaîna : « Mais moi, si.

— Toi quoi ? » demanda la Faris. Une note perçante envahissait sa voix, comme si elle se refusait à comprendre. Elle se rassit sur ses talons, en s’écartant de Cendres.

Celle-ci se mit à grelotter. La morsure de l’hiver était profonde. Violante la regardait avec de grands yeux. Adelize, comme si le ton sur lequel parlait sa fille la dérangeait, tendit la main avec précaution et toucha le bras de Cendres.

Cendres l’ignora.

« J’entends encore les Machines sauvages. Sans le Golem de pierre », dit-elle. Tout de suite, la compréhension la frappa : « Godfrey. Il a fait ça pour rien. Il est mort pour rien. Et c’est moi qui lui ai demandé de le faire.

— TA NAISSANCE : RIEN QU’UN HASARD…

—… UN ACCIDENT ; UN CAPRICE DE LA FORTUNE…

— C’EST LA SEULE PROUESSE DONT TU ES CAPABLE. MAIS CELA SUFFIT. »

Les voix multiples et inhumaines susurrent dans son esprit.

« CENDRES. LA RÉUSSITE DE L’EXPÉRIENCE, C’EST TOI, ET NON TA SŒUR. »

La dispersion des ténèbres
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